Le Droit des Migrations Environnementales Internes : Cadre Juridique et Défis Contemporains

Face à l’intensification des catastrophes naturelles et des dégradations environnementales, les déplacements de populations au sein même des frontières nationales constituent un phénomène croissant. En France et dans le monde, ces migrations environnementales internes soulèvent des questions juridiques complexes, situées à l’intersection du droit de l’environnement, du droit des personnes déplacées et de l’aménagement du territoire. Ces mouvements, souvent invisibles dans les statistiques officielles, touchent pourtant des millions d’individus contraints de quitter leur lieu de vie en raison d’événements climatiques extrêmes, d’érosion côtière ou de dégradation progressive des écosystèmes. Le cadre juridique actuel, fragmenté et incomplet, peine à répondre aux besoins spécifiques de ces populations vulnérables.

Fondements Conceptuels et Définitions Juridiques

Les migrations environnementales internes se caractérisent par le déplacement de personnes à l’intérieur des frontières d’un État en réponse à des facteurs environnementaux dégradés. Contrairement aux réfugiés climatiques internationaux, ces déplacés restent sous la juridiction de leur pays d’origine, ce qui soulève des questions juridiques distinctes mais tout aussi complexes.

D’un point de vue terminologique, le droit français n’utilise pas explicitement la notion de « migrant environnemental interne ». On parle plutôt de « personnes déplacées suite à une catastrophe naturelle » ou de « sinistrés climatiques ». Cette absence de qualification juridique spécifique constitue le premier obstacle à la reconnaissance et à la protection de ces populations.

Les Principes directeurs relatifs au déplacement de personnes à l’intérieur de leur propre pays des Nations Unies (1998) constituent le cadre normatif international le plus pertinent. Ces principes, bien que non contraignants, définissent les déplacés internes comme « des personnes ou des groupes de personnes qui ont été forcés ou contraints de fuir ou de quitter leur foyer ou leur lieu de résidence habituel », notamment en raison de « catastrophes naturelles ou provoquées par l’homme ».

Typologie des déplacements environnementaux internes

Les déplacements environnementaux internes peuvent être catégorisés selon plusieurs critères juridiques pertinents :

  • Déplacements soudains liés à des catastrophes naturelles (inondations, tempêtes, incendies)
  • Déplacements progressifs dus à des dégradations environnementales lentes (montée des eaux, érosion côtière)
  • Déplacements planifiés dans le cadre de politiques d’adaptation ou de projets de développement
  • Déplacements temporaires ou permanents selon la possibilité de retour

Cette catégorisation n’est pas anodine : elle détermine souvent le régime juridique applicable. Les déplacements soudains déclenchent généralement les mécanismes d’urgence et les dispositifs de gestion de crise prévus par le Code de la sécurité intérieure, tandis que les déplacements progressifs relèvent davantage de l’aménagement du territoire.

Le droit de l’urbanisme français intègre progressivement la dimension préventive des déplacements environnementaux à travers les Plans de Prévention des Risques Naturels (PPRN) qui peuvent aboutir à des mesures d’expropriation pour cause d’utilité publique dans les zones à risque. L’article L.561-1 du Code de l’environnement prévoit ainsi que « lorsqu’un risque prévisible de mouvements de terrain, d’avalanches ou de crues torrentielles menace gravement des vies humaines, l’État peut déclarer d’utilité publique l’expropriation par lui-même, les communes ou leurs groupements, des biens exposés à ce risque ».

Cadre Juridique National des Déplacements Environnementaux

Le droit français aborde la question des migrations environnementales internes de manière sectorielle et fragmentée. Plusieurs dispositifs juridiques entrent en jeu selon la nature et l’ampleur du phénomène environnemental en cause.

La loi n° 2003-699 du 30 juillet 2003 relative à la prévention des risques technologiques et naturels constitue une avancée majeure en introduisant le principe d’expropriation préventive. Cette loi a créé le Fonds de Prévention des Risques Naturels Majeurs (FPRNM), dit « Fonds Barnier« , qui finance l’acquisition amiable ou l’expropriation de biens menacés par certains risques naturels.

Plus récemment, la loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets (dite « loi Climat et Résilience ») a introduit des dispositions spécifiques concernant le recul du trait de côte. Elle instaure notamment un droit de préemption spécifique pour les communes concernées par l’érosion côtière et prévoit des mécanismes de dépréciation progressive de la valeur des biens immobiliers situés dans les zones menacées.

Dispositifs d’urgence et gestion de crise

En cas de catastrophe naturelle soudaine, le Code de la sécurité intérieure prévoit différents mécanismes d’intervention :

  • La déclaration de l’état de catastrophe naturelle (procédure CATNAT) qui facilite l’indemnisation des victimes
  • Les plans ORSEC (Organisation de la Réponse de Sécurité Civile) qui coordonnent les secours
  • Les pouvoirs de police administrative permettant aux maires et préfets d’ordonner des évacuations

Le relogement d’urgence des personnes déplacées relève principalement du Code de l’action sociale et des familles. L’article L.345-2-2 prévoit ainsi que « toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique ou sociale a accès, à tout moment, à un dispositif d’hébergement d’urgence ». Ce dispositif s’applique aux personnes déplacées suite à une catastrophe naturelle.

Pour les déplacements plus durables, le droit au logement opposable (DALO) peut être mobilisé. La jurisprudence du Tribunal administratif de Montreuil (TA Montreuil, 2 novembre 2011, n°1009924) a reconnu que les sinistrés d’une catastrophe naturelle pouvaient être considérés comme prioritaires au titre du DALO.

Toutefois, ces dispositifs présentent des lacunes significatives. Ils sont principalement réactifs et non préventifs, temporaires plutôt que durables, et souvent insuffisants face à des déplacements massifs ou prolongés. De plus, ils ne traitent pas spécifiquement des migrations environnementales en tant que telles, mais les abordent sous l’angle plus général de l’aide aux sinistrés ou aux personnes sans logement.

Enjeux Territoriaux et Planification des Déplacements

La dimension territoriale des migrations environnementales internes soulève des questions juridiques complexes liées à l’aménagement du territoire et à la planification urbaine. Les documents d’urbanisme jouent un rôle central dans l’anticipation et la gestion de ces déplacements.

Les Schémas de Cohérence Territoriale (SCoT) et les Plans Locaux d’Urbanisme (PLU) doivent intégrer les risques naturels dans leurs dispositions. L’article L.101-2 du Code de l’urbanisme fixe parmi les objectifs de l’action des collectivités publiques « la prévention des risques naturels prévisibles » et « l’adaptation au changement climatique ». Ces documents peuvent ainsi prévoir des zones inconstructibles ou à constructibilité limitée dans les secteurs exposés aux risques.

La loi Climat et Résilience a renforcé cette dimension préventive en imposant aux communes littorales concernées par le recul du trait de côte d’élaborer des cartes d’exposition au recul du littoral à différents horizons temporels (30 ans et 100 ans). Ces cartes déterminent des zones d’exposition au sein desquelles s’appliquent des régimes juridiques spécifiques, notamment en matière de construction et de transaction immobilière.

Relocalisation des populations et enjeux fonciers

La relocalisation des populations constitue l’un des défis majeurs du droit des migrations environnementales internes. Elle soulève des questions juridiques fondamentales relatives au droit de propriété, à l’expropriation et à l’indemnisation.

Le Conseil constitutionnel a rappelé à plusieurs reprises que le droit de propriété, protégé par l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ne peut être limité que pour cause d’utilité publique et moyennant une juste et préalable indemnité. La jurisprudence reconnaît que la protection de l’environnement et la sécurité des personnes constituent des motifs légitimes d’utilité publique pouvant justifier des expropriations (Conseil d’État, 3 juillet 1998, n°158592).

Dans les zones menacées par l’érosion côtière, la loi Climat et Résilience a institué un nouveau mécanisme juridique : le bail réel d’adaptation à l’érosion côtière. Ce bail, d’une durée comprise entre 12 et 99 ans, permet de dissocier la propriété du sol de celle des constructions, facilitant ainsi la gestion de la fin de vie des bâtiments menacés par l’avancée de la mer.

Les collectivités territoriales sont en première ligne dans la mise en œuvre des politiques de relocalisation. Elles disposent d’outils juridiques comme le droit de préemption urbain renforcé dans les zones à risque. La Communauté d’Agglomération du Pays Basque a ainsi mis en place une stratégie de relocalisation des habitations menacées par l’érosion côtière à Lacanau, s’appuyant sur ces mécanismes juridiques.

Un autre exemple emblématique est celui du village de Petit-Bourg en Guadeloupe, où une opération de relocalisation a été menée suite aux dégâts causés par l’ouragan Maria en 2017. Cette opération s’est appuyée sur le Fonds Barnier pour l’acquisition amiable des biens sinistrés et la recomposition urbaine du quartier.

Droits Fondamentaux des Personnes Déplacées

Les personnes contraintes de migrer en raison de facteurs environnementaux bénéficient théoriquement de la protection de leurs droits fondamentaux, mais la mise en œuvre effective de ces droits se heurte à de nombreux obstacles pratiques et juridiques.

Le droit au logement, reconnu comme objectif à valeur constitutionnelle par le Conseil constitutionnel (décision n°94-359 DC du 19 janvier 1995) et consacré par l’article L.300-1 du Code de la construction et de l’habitation, constitue un enjeu central pour les personnes déplacées. La loi DALO du 5 mars 2007 offre des voies de recours aux personnes privées de logement, mais son application aux situations de déplacement environnemental reste limitée.

Le droit à l’éducation des enfants déplacés pose également des défis spécifiques. Si le Code de l’éducation garantit l’accès à l’éducation pour tous les enfants présents sur le territoire français, indépendamment de leur situation administrative, des difficultés pratiques surgissent lors des déplacements massifs ou prolongés. La circulaire n° 2012-141 du 2 octobre 2012 relative à l’organisation de la scolarité des élèves allophones nouvellement arrivés peut être mobilisée mais n’est pas spécifiquement adaptée aux situations de déplacement interne.

Protection des populations vulnérables

Certaines catégories de population présentent des vulnérabilités accrues face aux déplacements environnementaux :

  • Les personnes âgées et les personnes handicapées, pour lesquelles l’évacuation et le relogement posent des défis spécifiques
  • Les populations précaires ou vivant dans des logements informels, souvent situées dans des zones à risque
  • Les communautés autochtones, notamment en Guyane et dans les territoires ultramarins, dont le lien culturel avec le territoire est particulièrement fort

Le droit français prévoit des dispositifs spécifiques pour ces populations vulnérables. Par exemple, l’article L.114-1-1 du Code de l’action sociale et des familles garantit le droit à la compensation des conséquences du handicap, ce qui inclut des mesures d’accessibilité des hébergements d’urgence. De même, les Plans Communaux de Sauvegarde (PCS) doivent identifier les personnes vulnérables nécessitant une attention particulière en cas d’évacuation.

La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme a progressivement reconnu des obligations positives à la charge des États en matière de protection contre les risques naturels. Dans l’arrêt Öneryıldız c. Turquie (30 novembre 2004), la Cour a considéré que les autorités avaient l’obligation de prendre des mesures préventives pour protéger la vie des personnes face à des risques environnementaux connus.

Plus récemment, dans l’affaire Teitiota c. Nouvelle-Zélande (2020), le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a reconnu que les effets du changement climatique pouvaient exposer les individus à des violations de leurs droits fondamentaux, notamment le droit à la vie. Bien que cette décision concerne les migrations internationales, elle ouvre des perspectives pour la reconnaissance des droits des déplacés environnementaux internes.

Vers un Statut Juridique Spécifique : Propositions et Perspectives d’Évolution

Face aux lacunes du cadre juridique actuel, de nombreuses propositions émergent pour construire un véritable statut juridique des migrants environnementaux internes. Ces propositions s’articulent autour de plusieurs axes complémentaires.

La création d’un statut juridique spécifique pour les personnes déplacées pour raisons environnementales permettrait de reconnaître officiellement leur situation particulière et de leur garantir des droits adaptés. Ce statut pourrait s’inspirer des Principes directeurs relatifs au déplacement de personnes à l’intérieur de leur propre pays des Nations Unies, en les adaptant au contexte français et aux spécificités des déplacements environnementaux.

Plusieurs propositions de loi ont été déposées en ce sens, comme la proposition n°3021 du 25 mai 2011 relative à la reconnaissance d’un statut juridique des déplacés environnementaux. Bien que principalement orientée vers les migrations internationales, cette proposition contenait des éléments pertinents pour les déplacements internes.

Renforcement des mécanismes de solidarité nationale

Le principe de solidarité nationale face aux risques naturels est inscrit dans le préambule de la loi du 13 juillet 1982 sur l’indemnisation des victimes de catastrophes naturelles. Ce principe pourrait être étendu et renforcé pour mieux couvrir les situations de déplacement environnemental.

La création d’un fonds national dédié aux personnes déplacées pour raisons environnementales constituerait une avancée significative. Ce fonds, qui pourrait élargir le périmètre du Fonds Barnier actuel, financerait non seulement l’acquisition des biens exposés aux risques mais aussi l’accompagnement social des personnes déplacées, leur relogement durable et leur intégration dans les territoires d’accueil.

Le renforcement de la gouvernance territoriale des migrations environnementales passe par une meilleure articulation entre les différents échelons de décision. La création de comités territoriaux de résilience, associant représentants de l’État, collectivités territoriales, experts et société civile, permettrait de coordonner les actions de prévention, d’adaptation et de gestion des déplacements.

L’exemple de la Nouvelle-Calédonie, où des protocoles coutumiers d’accueil ont été mis en place pour faciliter le déplacement des populations des îles Carteret menacées par la montée des eaux, montre l’importance d’intégrer les pratiques et savoirs traditionnels dans les dispositifs juridiques.

Intégration dans le droit de l’environnement

L’ancrage du droit des migrations environnementales dans le Code de l’environnement constituerait une reconnaissance de la spécificité de ces déplacements. La création d’un titre dédié aux « déplacements environnementaux » au sein du livre V relatif à la prévention des pollutions, des risques et des nuisances permettrait de regrouper les dispositions actuellement dispersées.

Cette intégration pourrait s’accompagner d’une reconnaissance explicite du principe d’adaptation aux changements environnementaux, aux côtés des principes existants de prévention, de précaution et de pollueur-payeur. Ce principe guiderait l’action publique en matière de gestion des territoires menacés et d’accompagnement des populations.

Des expérimentations juridiques sont déjà en cours dans certains territoires particulièrement exposés. La Collectivité de Saint-Martin, durement touchée par l’ouragan Irma en 2017, a ainsi développé une approche intégrée de la reconstruction et de la résilience territoriale, combinant dispositifs d’indemnisation, relogement et adaptation de l’urbanisme.

À l’échelle internationale, le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières adopté à Marrakech en 2018 reconnaît explicitement les facteurs environnementaux comme causes de migration, y compris interne. Bien que non contraignant, ce texte encourage les États à développer des stratégies d’adaptation et de résilience pour réduire les vulnérabilités des populations exposées aux risques environnementaux.

En définitive, l’émergence d’un véritable droit des migrations environnementales internes nécessite une approche holistique, intégrant dimensions préventive, réactive et reconstructive. Ce droit en construction doit articuler protection des personnes et gestion durable des territoires, dans une perspective de justice environnementale et sociale.