
La préservation des fonds marins, véritables trésors écologiques et économiques, constitue un défi majeur du droit international contemporain. Situés au-delà des juridictions nationales, ces espaces sous-marins font l’objet d’un cadre normatif distinct, fondé sur le concept de « patrimoine commun de l’humanité ». Face aux pressions croissantes liées à l’exploitation minière, à la pêche intensive et aux effets du changement climatique, la communauté internationale a progressivement élaboré un arsenal juridique complexe. Ce cadre réglementaire, en constante évolution, tente d’équilibrer protection environnementale et développement économique, tout en respectant les principes fondamentaux d’équité intergénérationnelle et de partage des bénéfices.
Le statut juridique des fonds marins : du principe de liberté au patrimoine commun
L’évolution du statut juridique des fonds marins illustre parfaitement la transformation progressive du droit international de la mer. Historiquement dominée par le principe de la liberté des mers, formulé par Hugo Grotius au XVIIe siècle, la gouvernance maritime a connu un tournant décisif avec l’émergence du concept de patrimoine commun de l’humanité.
C’est en 1967 que l’ambassadeur maltais Arvid Pardo proposa devant l’Assemblée générale des Nations Unies de considérer les fonds marins internationaux comme un « patrimoine commun de l’humanité ». Cette proposition révolutionnaire a marqué une rupture avec la doctrine traditionnelle de l’appropriation par occupation, en instaurant un régime juridique novateur fondé sur le partage équitable.
Cette vision a été consacrée par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM) de 1982, également connue sous le nom de Convention de Montego Bay. Son article 136 stipule explicitement que « La Zone et ses ressources sont le patrimoine commun de l’humanité ». La « Zone » désigne ici les fonds marins et leur sous-sol au-delà des limites de la juridiction nationale.
Ce statut juridique particulier implique plusieurs principes fondamentaux :
- La non-appropriation par les États ou personnes physiques/morales
- L’utilisation pacifique de la Zone
- Le partage équitable des bénéfices tirés de l’exploitation des ressources
- La protection du milieu marin
- La coopération internationale en matière de recherche scientifique
La mise en œuvre de ces principes est confiée à l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM), organisation intergouvernementale créée par la CNUDM. Basée à Kingston (Jamaïque), l’AIFM est chargée d’organiser et de contrôler les activités menées dans la Zone, notamment en ce qui concerne l’exploration et l’exploitation des ressources minérales.
Malgré cette avancée conceptuelle majeure, l’application concrète du principe de patrimoine commun reste complexe. Les tensions entre pays développés et pays en développement persistent quant à l’interprétation et à la mise en œuvre de ce principe. Les premiers privilégient souvent une approche axée sur l’efficacité économique et la liberté d’entreprise, tandis que les seconds insistent davantage sur les dimensions d’équité et de redistribution.
La délimitation précise de la Zone constitue un autre défi juridique. Elle dépend de l’établissement des limites extérieures du plateau continental des États côtiers, processus technique complexe supervisé par la Commission des limites du plateau continental. Cette délimitation revêt une importance stratégique considérable, car elle détermine quelles ressources relèvent de la juridiction nationale et lesquelles appartiennent au patrimoine commun de l’humanité.
Le cadre institutionnel de la protection des fonds marins
La gouvernance des fonds marins internationaux repose sur un écosystème institutionnel complexe, au sein duquel plusieurs organisations exercent des compétences complémentaires et parfois concurrentes. Au cœur de ce dispositif se trouve l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM), véritable gardienne du patrimoine commun de l’humanité.
L’AIFM présente une structure tripartite, composée d’une Assemblée regroupant tous les États membres, d’un Conseil de 36 membres élus selon une répartition géographique équitable, et d’un Secrétariat. S’y ajoute une Commission juridique et technique, organe expert chargé d’examiner les demandes de contrats d’exploration et d’élaborer des recommandations environnementales.
Les prérogatives de l’AIFM s’articulent principalement autour de deux axes : la réglementation des activités minières sous-marines et la protection de l’environnement marin. Concernant le premier axe, l’Autorité a développé trois règlements relatifs à la prospection et à l’exploration des nodules polymétalliques (2000, révisé en 2013), des sulfures polymétalliques (2010) et des encroûtements cobaltifères (2012). Ces textes définissent les conditions d’obtention et d’exercice des contrats d’exploration, ainsi que les obligations des contractants.
À ce jour, l’AIFM a approuvé 31 contrats d’exploration, accordés tant à des entreprises privées qu’à des entités étatiques. Ces contrats concernent principalement la zone de Clarion-Clipperton dans l’océan Pacifique, riche en nodules polymétalliques, mais aussi la dorsale médio-Atlantique et l’océan Indien.
Parallèlement à l’AIFM, d’autres institutions contribuent à la gouvernance des fonds marins :
- Le Tribunal international du droit de la mer (TIDM), basé à Hambourg, qui règle les différends relatifs à l’interprétation et à l’application de la CNUDM
- La Commission océanographique intergouvernementale de l’UNESCO, qui coordonne les programmes de recherche scientifique marine
- L’Organisation maritime internationale (OMI), compétente en matière de navigation et de pollution marine
- Le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE), qui supervise plusieurs programmes régionaux de protection des mers
Cette multiplicité d’acteurs pose la question de la cohérence et de la coordination des politiques. Pour y répondre, le système des Nations Unies a mis en place le mécanisme UN-Oceans, plateforme interinstitutionnelle visant à renforcer la coordination entre les différentes organisations concernées par les questions maritimes.
Un défi majeur pour ce cadre institutionnel réside dans l’élaboration du règlement relatif à l’exploitation des ressources minérales des fonds marins. En discussion depuis plusieurs années, ce texte doit définir les conditions techniques, économiques et environnementales dans lesquelles l’exploitation commerciale pourra être autorisée. Les négociations sont particulièrement délicates, car elles impliquent de trouver un équilibre entre développement économique, protection environnementale et partage équitable des bénéfices.
La protection environnementale face aux pressions économiques
L’intérêt croissant pour l’exploitation des ressources minérales des fonds marins place la communauté internationale face à un dilemme fondamental : comment concilier valorisation économique et préservation d’écosystèmes largement méconnus et potentiellement vulnérables ? Cette tension se cristallise autour des projets d’exploitation minière sous-marine, qui suscitent à la fois espoirs économiques et préoccupations écologiques.
Les fonds marins internationaux recèlent d’importantes ressources minérales, principalement sous trois formes : les nodules polymétalliques, concrétions riches en manganèse, nickel, cuivre et cobalt ; les sulfures hydrothermaux, dépôts formés près des sources hydrothermales contenant des métaux précieux et rares ; et les encroûtements cobaltifères, formations riches en cobalt, platine et terres rares. Ces ressources représentent un potentiel économique considérable, d’autant plus convoité que la transition énergétique et numérique accroît la demande mondiale en métaux stratégiques.
Face à ces perspectives d’exploitation, le cadre juridique de protection environnementale s’est progressivement renforcé. L’article 145 de la CNUDM impose à l’AIFM de prendre les mesures nécessaires pour protéger efficacement le milieu marin des effets nocifs des activités menées dans la Zone. Cette obligation générale s’est traduite par l’adoption de diverses normes environnementales :
- L’obligation de réaliser des études d’impact environnemental préalables à toute activité
- La mise en place de zones d’intérêt environnemental particulier (ZIEP) où l’exploitation est interdite
- L’élaboration de plans régionaux de gestion environnementale (PRGE), dont le premier a été adopté en 2012 pour la zone de Clarion-Clipperton
- L’obligation pour les contractants de collecter des données environnementales de référence
Le débat sur le moratoire et l’approche de précaution
Face aux incertitudes scientifiques concernant les impacts potentiels de l’exploitation minière sous-marine, plusieurs États, organisations non gouvernementales et scientifiques appellent à l’application rigoureuse du principe de précaution. Certains vont jusqu’à réclamer un moratoire sur toute exploitation commerciale, à l’instar de ce qu’ont décidé des pays comme la France, le Chili ou les Fidji dans leurs eaux territoriales.
L’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) a adopté en 2021 une résolution appelant à une pause dans l’exploitation minière des fonds marins jusqu’à ce que des évaluations d’impact rigoureuses aient été menées et que des mesures de protection efficaces soient en place. Cette position est soutenue par plus de 700 scientifiques marins qui ont signé une déclaration en ce sens.
À l’opposé, certains États et entreprises soulignent l’urgence d’accéder à ces ressources pour soutenir la transition énergétique et réduire la dépendance aux mines terrestres, souvent associées à des problématiques sociales et environnementales graves. Des pays comme la Norvège, Singapour ou Nauru se montrent favorables à une réglementation permettant l’exploitation sous conditions strictes plutôt qu’à un moratoire.
Ce débat s’est intensifié en juin 2021 lorsque Nauru a invoqué la « clause des deux ans » prévue par la CNUDM, obligeant l’AIFM à finaliser son règlement d’exploitation d’ici juillet 2023 ou, à défaut, à examiner les demandes d’exploitation selon les règles existantes. Cette démarche a accéléré les négociations tout en cristallisant les tensions entre partisans et opposants à l’exploitation minière sous-marine.
La recherche d’un compromis passe par le développement d’une approche adaptative de la réglementation, fondée sur l’amélioration continue des connaissances scientifiques et la révision régulière des normes environnementales. L’établissement d’un mécanisme de responsabilité environnementale robuste, incluant des garanties financières pour la réparation des dommages éventuels, constitue également un enjeu central des négociations en cours.
Les enjeux de la répartition équitable des bénéfices
Le concept de « patrimoine commun de l’humanité » appliqué aux fonds marins internationaux implique non seulement une gestion collective de ces espaces, mais aussi un partage équitable des avantages dérivés de leur exploitation. Cette dimension distributive constitue l’un des aspects les plus novateurs, mais aussi les plus controversés, du régime juridique établi par la Convention de Montego Bay.
L’article 140 de la CNUDM stipule que « les activités menées dans la Zone le sont […] dans l’intérêt de l’humanité tout entière » et que l’AIFM doit prévoir « le partage équitable des avantages financiers et autres avantages économiques tirés des activités menées dans la Zone ». Cette disposition reflète les préoccupations des pays en développement, exprimées notamment dans le cadre du mouvement pour un Nouvel ordre économique international des années 1970.
Pour concrétiser ce principe, la Convention a initialement prévu un système parfois qualifié de « socialiste », comprenant une Entreprise internationale chargée d’exploiter directement les ressources pour le compte de l’humanité et des mécanismes de transfert obligatoire de technologie. Ces dispositions ont suscité l’opposition de nombreux pays industrialisés, conduisant à l’adoption en 1994 de l’Accord relatif à l’application de la Partie XI de la CNUDM, qui a substantiellement modifié le régime initial dans un sens plus favorable à l’économie de marché.
Le système actuel de partage des bénéfices repose sur plusieurs mécanismes :
- Les redevances versées par les exploitants, dont le montant et les modalités restent à définir dans le futur règlement d’exploitation
- La participation aux activités via des entreprises conjointes ou d’autres arrangements contractuels
- Le transfert de technologie, désormais encouragé mais non obligatoire
- La formation du personnel des pays en développement
Les défis de l’opérationnalisation du partage
La mise en œuvre concrète de ces principes soulève de nombreuses questions pratiques. Quelle formule utiliser pour calculer les redevances ? Comment répartir les fonds entre les différents États ? Faut-il privilégier les pays les moins avancés, les États sans littoral, ou adopter une distribution strictement égalitaire ?
Les discussions au sein de l’AIFM sur ces questions révèlent des divergences significatives. Certains États, notamment du Groupe des 77 et de la Chine, défendent un système de redevances substantielles et une répartition privilégiant les pays en développement. D’autres, principalement occidentaux, plaident pour des charges financières modérées afin de ne pas compromettre la viabilité économique des projets d’exploitation.
La question du partage des connaissances scientifiques et des données environnementales constitue un autre enjeu majeur. Si la CNUDM encourage la recherche scientifique marine et la diffusion de ses résultats, la pratique révèle des tensions entre transparence et protection des intérêts commerciaux. Les données collectées par les contractants pendant la phase d’exploration contiennent des informations précieuses tant sur le plan environnemental que commercial.
L’AIFM a développé une base de données environnementales (DeepData) pour centraliser et rendre accessibles ces informations, mais son fonctionnement et son degré d’ouverture font l’objet de débats constants entre partisans d’une transparence maximale et défenseurs de la confidentialité commerciale.
Au-delà des aspects financiers et informationnels, le partage équitable implique aussi une participation effective de tous les États aux processus décisionnels. Or, la complexité technique et juridique des questions traitées par l’AIFM désavantage objectivement les pays disposant de capacités limitées. Pour remédier à cette asymétrie, un Fonds de dotation pour la recherche scientifique marine a été créé en 2006, et un programme de formation des responsables gouvernementaux a été mis en place, mais ces initiatives restent modestes au regard des besoins.
Le développement des capacités nationales des pays en développement dans le domaine des sciences et technologies marines représente ainsi un prérequis à un partage véritablement équitable des bénéfices tirés de l’exploitation des fonds marins internationaux.
Perspectives futures : vers un renforcement du cadre juridique international
L’architecture juridique encadrant la protection des fonds marins internationaux se trouve à un carrefour décisif. Face aux pressions croissantes et à l’évolution rapide des connaissances scientifiques et des technologies d’exploration, le cadre normatif établi il y a quatre décennies nécessite des adaptations substantielles. Plusieurs initiatives récentes témoignent d’une dynamique de renforcement de ce régime juridique.
L’adoption en mars 2023 du Traité sur la conservation et l’utilisation durable de la biodiversité marine des zones ne relevant pas de la juridiction nationale (BBNJ) marque une avancée significative. Ce nouvel instrument, fruit de près de deux décennies de négociations, vient compléter la CNUDM en établissant un cadre juridique spécifique pour la protection de la biodiversité en haute mer et dans les fonds marins internationaux.
Le traité BBNJ introduit plusieurs mécanismes novateurs susceptibles d’influencer la gouvernance des fonds marins :
- Un processus harmonisé pour la création d’aires marines protégées en haute mer
- Des exigences renforcées en matière d’études d’impact environnemental
- Un régime d’accès et de partage des bénéfices issus des ressources génétiques marines
- Des dispositions spécifiques sur le renforcement des capacités et le transfert de technologies marines
L’articulation entre ce nouveau traité et le régime existant de l’AIFM constitue un défi juridique majeur. Si le texte reconnaît explicitement les compétences de l’Autorité concernant les activités minières, des zones de chevauchement potentiel existent, notamment en matière d’études d’impact environnemental et de création d’aires protégées.
L’évolution du droit face aux nouvelles menaces
Au-delà de l’exploitation minière, d’autres activités émergentes soulèvent des questions juridiques inédites. La bioprospection, recherche de ressources génétiques marines à potentiel commercial, se développe rapidement dans les écosystèmes profonds comme les sources hydrothermales. Le statut juridique de ces ressources génétiques reste ambigu : relèvent-elles du régime du patrimoine commun applicable aux ressources minérales, ou du principe de liberté traditionnellement associé à la recherche scientifique ?
La géo-ingénierie marine, ensemble de techniques visant à manipuler délibérément l’environnement océanique pour atténuer le changement climatique, soulève des interrogations similaires. Des projets comme la fertilisation des océans ou le stockage de dioxyde de carbone dans les fonds marins pourraient affecter les écosystèmes profonds, sans être clairement encadrés par le régime actuel.
Face à ces défis, plusieurs pistes d’évolution du cadre juridique se dessinent :
La première concerne le renforcement des mécanismes de contrôle et de conformité. L’AIFM dispose actuellement de moyens limités pour vérifier le respect des obligations environnementales par les contractants. La création d’un corps d’inspecteurs internationaux et le développement de technologies de surveillance à distance (satellites, drones sous-marins) pourraient combler cette lacune.
La deuxième piste implique une meilleure intégration du savoir scientifique dans les processus décisionnels. Le modèle de l’interface science-politique développé par la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) pourrait inspirer la création d’un mécanisme similaire pour les écosystèmes marins profonds.
Enfin, l’amélioration de la transparence et de la participation de la société civile aux délibérations de l’AIFM constitue une troisième voie de réforme. Contrairement à d’autres forums internationaux environnementaux, l’Autorité accorde un rôle relativement limité aux organisations non gouvernementales et aux communautés scientifiques indépendantes.
La protection juridique des fonds marins internationaux se trouve ainsi à l’aube d’une nouvelle phase de développement. L’enjeu sera de préserver l’équilibre délicat entre souveraineté nationale et gestion internationale, entre exploitation économique et préservation environnementale, tout en renforçant la dimension équitable inhérente au concept de patrimoine commun de l’humanité.
Dans cette perspective, le succès du régime juridique dépendra non seulement de l’évolution des textes, mais aussi de la volonté politique des États de coopérer véritablement pour la protection de ces espaces uniques, dernière frontière terrestre largement inexplorée et potentiellement vitale pour l’avenir de notre planète.